En plein cœur du quartier historique de Sucre, la capitale bolivienne, une grosse fusée rouge déborde sur le trottoir, détonnant avec les bâtiments blancs d’aspect colonial qui composent les alentours. Cette fusée n’est pas inconnue… Mille milliards de mille sabords ! Mais oui, c’est la fusée de Tintin dans Objectif Lune ! Tout l’univers du célèbre reporter à houppette resurgit comme par enchantement : Milou, Dupond et Dupont, Professeur Tournesol, Les Cigares du Pharaon, Rastapopoulos…
Tintin en Bolivie ! Un tel miracle ne peut être le fait que d’un illuminé. Le voici justement : David Legris, lillois d’une quarantaine d’année, ancien postier à la barbe de la même couleur que son nom de famille, casquette kaki vissée sur la tête et accent suisse traînant : dernier vestige de quelques années passées à Genève.
Le retour de Tintin en Bolivie après 15 ans d’absence
Fin novembre 2015, après plusieurs projets tombés à l’eau, l’expatrié se rend compte qu’il est impossible de trouver Tintin ou Asterix en Bolivie. « J’ai cru voir la Sainte-Vierge ! Depuis tout petit j’adore Tintin, j’y ai vu une opportunité », s’enthousiasme t-il. Ni une ni deux, il contacte les Editions Juventud, détentrices des droits de Tintin en Espagnol. La réponse tombe un mois plus tard : il n’existe plus de vendeur de Tintin en Bolivie depuis 15 ans !
L’occasion est trop belle : il se lance corps et âme dans l’aventure. Il achète plusieurs collections de Tintin, se procure un local, le décore avec des posters, aménage un coin lecture et en mars 2016, la petite librairie Comic Sucre ouvre ses portes. Il arpente les bibliothèques, les collèges, laisse des flyers partout où il passe pour faire connaitre son commerce. Pour le moment, ça sera Tintin, mais à terme il souhaiterait vendre d’autres pépites de la BD franco-belge : Asterix, Les Schtroumphs, Alix, Corto Maltese, Blake et Mortimer… Et pourquoi pas des contes pour enfants ensuite : les frères Grimm, Andersen, Lewis Caroll, Jules Verne… Bref la fusée Comic Sucre est sur la rampe de lancement !
La passion Tintin face à la rentabilité
Mais si David croit le plus dur derrière lui, les difficultés ne tardent pas à apparaître. Son enseigne est retirée par la municipalité au motif que cela dénature le quartier historique de la ville. Il craint toujours les représailles de Moulinsart, la société gérée par la veuve d’Hergé et son mari millionnaire Nick Rodwell, qui gère d’une main de fer les droits de Tintin (pour vous en convaincre, lire ça ou ça). Deux mois après l’ouverture, le bilan est un peu maigre : il a vendu 50 albums, il en faudrait le double pour être rentable. « Je vends plus à des touristes qu’à des boliviens pour le moment », se désole David.
Au delà des chiffres de vente, c’est son rêve qui se ternit. Son but à lui n’est pas de faire du chiffre mais bien de faire découvrir le plaisir de lire les aventures de Tintin : le yéti de l’Île Noire, le trésor de Rackham le Rouge, les insultes du Capitaine Haddock… « Ceux qui découvrent Tintin adorent, ils reviennent pour acheter la suite ! Les boliviens ne lisent pas : le but c’est de réussir à leur faire ouvrir un album », raconte-t’il. « Ici la bande-dessinée est très infantile, il n’y en a que pour Marvel et DC Comics », renchérit-il.
Le Petit Prince face à Donald Trump
David ne pêche pourtant pas par manque de passion, sa connaissance de l’oeuvre est tout simplement prodigieuse. Il faut le voir ouvrir Coke en Stock (Stock de Coque en espagnol) à la page exacte pour commenter l’amusante traduction des insultes proférées par le capitaine Haddock : « Ectoplasma, iconoclasta, ornitorrinco ! » se marre t-il tel un gosse le regard emplit d’étoiles. Il pourrait en parler des heures de son Tintin. « Chaque fois que je lis Tintin au Tibet, j’en ai encore la larme aux yeux« , s’émeut t’il. Il y a chez ce doux rêveur une touchante innocence qui se heurte malheureusement aux immenses falaises du réalisme économique. Un peu comme si le Petit Prince débarquait chez Donald Trump.
« Je n’ai jamais été chef d’entreprise, je ne suis qu’un petit facteur après tout… », se révèle notre libraire avec une troublante sincérité. Alors quel avenir pour Comic Sucre ? « Je me donne deux mois, après je suis à la rue. Je n’aurais plus qu’à prendre une mallette et aller vendre mes Tintins en itinérant », sourit-il tristement. Même si tout tombe à l’eau, reste que David aura créé son lieu, son bébé et eut la grisante impression d’avoir vécu « dans une chambre remplie de mes rêves de gosse« …
Un grand merci à David pour nous avoir ouvert ses portes et pour avoir répondu avec tant de bonne volonté à nos questions. Vous pouvez retrouver Comic Sucre sur Facebook. Et si vous passez un jour par Sucre, n’oubliez pas de passer le voir !