Il s’appelle Dave, mais appelez le « Crazy Dave », il insiste. Du haut de ses 52 ans, la peau cramée par le soleil et sans chaussures aux pieds, il débite ses phrases à toute vitesse avec un accent new-yorkais impossible à camoufler et parfois difficile à déchiffrer. Après 16 ans de taule, voilà un an qu’il est dehors. Forcément il en a des choses à dire. Il a passé 14 ans dans la très particulière prison de San Pedro à la Paz dans cette grande hacienda blanche qui se trouve derrière lui. Impossible de vérifier tous les détails de son histoire, mais la quantité de détails et la force de conviction du bonhomme tendent à y croire. Alors tous les jours, à 13 heures pétantes, il est sur la place du même nom à raconter son histoire à qui veut bien l’entendre. Tendre l’oreille pour écouter ce qu’il baragouine vaut le coup. Dave a des vrais talents de conteur et son histoire se suffit à elle-même.
De Central Parc à la prison-bordel de la Paz
Comment fait-on pour se retrouver dans une prison bolivienne quand on habite New-York ? Petit retour en arrière. Au début des années 90, Dave a sa petite vie à Manhattan. Il rencontre une jolie nana à qui il fait trois enfants. Mais voilà, Dave, la Coke, il aime bien ça. Sa compagne, un peu moins. Ils finissent pas divorcer. Il n’obtient pas la garde des kids, il va falloir payer la pension. Pas vraiment une dépense prévue dans le budget d’un junkie. Et ce n’est pas la seule facture difficile à payer : ça coûte cher de se poudrer le nez dans la grande Pomme.
Des dealers colombiens qu’il connait lui proposent un plan bien rôdé : des allers-retours avec la Bolivie pour importer de la poudre. C’est tentant. Tu parles, ça résout tous les problèmes, la blanche est tellement peu chère là bas. Il y a de quoi se faire des billets et s’amuser bien comme il faut avec ça. « Je me tapais 7 à 9 g de poudre par jour, c’était insane (insensé), au niveau psychologique, je vrillais totalement you know ? », se rappelle t-il. La combine fonctionne pendant un temps mais en 1998, il se fait arrêter à l’aéroport de la Paz avec une belle quantité de coke dans ses bagages. Il prend 16 ans de prison. Façon Midnight Express. Il pense finir dans un trou façon Alcatraz (San Francisco) ou Rikers Island (New-York) comme à la maison – combinaison orange et menottes au pieds-. C’est mal connaitre la Bolivie. Direction San Pedro au cœur de la Paz.
La première prison où l’on fabrique et l’on vend de la coke
A l’intérieur, le lieu se révèle bien moins effrayant qu’il n’y parait. Pas de caméra, pas de cellules -mais des chambres-, les détenus circulent librement, gèrent leur propres restaurants et magasins et vivent même avec leur famille à l’intérieur de la prison. Tu parles d’Alcatraz ! « Le seul truc c’est qu’il te faut c’est du fric, beaucoup de fric. Tout se paye là dedans : ta chambre, ton lit, ta bouffe et ton droit d’entrée dans la prison ! », se marre t-il. « Tu peux même te taper des putes, 10 dollars pour les plus laides et 100 dollars pour des brésiliennes aux culs énormes ». La corruption est généralisée, institutionnalisée. Les gardiens ne sont pas enquiquinant si l’on a un bon billet à leur glisser. Pendant notre entretien, Dave s’absentera pour aller filer son petit billet quotidien aux flics pour le laisser raconter son histoire chaque jour sur la place. « Bon, les droits de l’homme tu les oublies aussi », ajoute t’il en me montrant son coude de la taille d’une boule de billard.
Mais le principal attrait de la prison est ailleurs : on y fabrique la meilleure cocaïne du continent ! Touristes, locaux ou malfrats, tout le monde s’y approvisionne. La méthode est connue : le client passe commande et paye à l’accueil de la prison. Il viendra ensuite chercher son paquet miraculeusement lancé par dessus les murs de la prison au beau milieu de la nuit.
Pendant trois ans, Dave a lui même cuisiner de la Coke dans un labo spécialement aménagé dans la prison. « 8 heures par jour, je piétinais des kilos de feuilles de coke arrosés de toutes sortes de produits chimiques », mime t-il en sautillant sur place aujourd’hui. « j’ai commencé à muter mec, comme un putain de Toxic Avenger ! », crie t-il. Comme le technicien de surface aspergé de déchets toxiques dans le film, sa peau change d’aspect, de couleur, il décide d’arrêter et de retourner faire le ménage des chambres. Un taff moins payé mais moins risqué. Ça ne durera qu’un temps. Très vite, on lui propose de devenir guide de la prison pour les touristes !
Les touristes payent une quarantaine de dollars pour s’offrir le frisson de vivre avec les prisonniers le temps d’une journée ou d’une soirée (voilà par exemple un récit d’un d’eux sur son blog, en anglais). Pendant un temps, même le Lonely Planet recommande la visite du site ! Thomas Mc Fadden, un ex taulard anglais a raconté cette histoire dans un bouquin intitulé Marching Powder, dont Brad Pitt a annoncé qu’il souhaitait en réaliser un film. Après la publication du livre, le gouvernement réagit et fait interdire les visites.
« Back to the Future now »
Et maintenant ? Dave se refait, petit à petit. Il va chaque jour aux Addictes-Anonymes. Pas de chance, il a rechuté la veille me dit-il. Il ne faut pas qu’il déconne trop, il est en période de probation pour deux ans depuis sa sortie. « Mais dans 10 mois, je rentre à la maison, Back to the future ! », se réjouit-il. En homme libre ? Pas vraiment. Il va se faire rapatrier menotté, encadré de deux militaires. « Uncle Sam is pissed off you know (Oncle Sam est énervé tu sais) », sourit-il. L’ancien junkie est persuadé de se faire libérer très vite, après quelques mois de prison. Et ensuite ? Le néant. En 16 ans, son pays, ses gosses, ses potes ont du bien changer. Le 11 septembre, il l’a vu à la télé, de sa chambre-cellule. C’est un autre monde qui l’attend. Il le sait. Il verra. L’essentiel, c’est d’abord de rentrer.
Après un tel récit, une question me brûle les lèvres :
« – Dave, tu ne regrettes rien ?
– Tu sais quoi ? Si je devais refaire ma vie, je changerai pas un truc », me lâche t’il en me quittant, un sourire éclatant sur le visage.