On nous avait promis le chaos, la pauvreté du Tiers-Monde, des caniveaux débordants de déchets, des couteaux sous la gorge à chaque ruelle, de la nourriture avariée, et avec elle, la promesse d’un séjour passé aux toilettes. La Bolivie, c’était tout juste l’occasion d’aller voir le Salar d’Uyuni… Ne jamais écouter les sceptiques. S’y attarder nous l’a prouvé : nous n’y avons trouvé que la sympathie, la cordialité et le contact avec un peuple, pas toujours bien loti certes, mais souriant et à l’humanité généreuse.
Pourquoi consacrer un papier à la seule Bolivie ? Tout simplement car le dépaysement et la perte de repères, y compris avec les autres pays du continent, sont radicaux. Perchée sur le toit du monde, privée de son accès à la mer suite à la guerre du Pacifique contre le Chili à la fin du XIX eme siècle, la Bolivie (qui doit son nom à Simon Bolivar, le Libertador de l’Amérique latine) s’est préservée de biens des influences étrangères. Pour le meilleur et le pire.
Un pas posé dans le pays vous en convainc. L’arrivée dans un terminal de bus donne tout de suite lieue à une lutte acharnée entre gérantes de compagnies de bus. On vous empoigne, on vous alpague, on vous retient pour vous garantir le meilleur prix, le meilleur bus. Des guêpes sur une tâche de confiture. « A Cochabamba ! La Paz ! Sucre ! Santa Cruz ! », les voix se chevauchent, se fondent dans un brouhaha incompréhensible. L’arrivée dans un marché produit exactement le même pugilat. Les cholitas -les mamas qui tiennent les échoppes- vous interpellent, vous poussent vers la première table pour déguster un menu soupe-plat pour 1€50. Vos fesses posées sur un tabouret, la bataille s’estompe aussitôt. Les guêpes sont déjà à la conquête de prochains gringos.
En Bolivie, les mamas mènent le pays
Ah les cholitas ! A elles seules, elles incarnent la Bolivie. Coiffées de leurs plus beaux chapeaux et de leur robes amples aux couleurs éclatantes, elles ne peuvent que vous surprendre. Leur visage digne, que l’on croit tout d’abord fermé à toute joie, s’éclaire d’un sourire magnifique qui efface comme par magie toute austérité sur leurs traits. On les pense aigries et mesquines, elles se révèlent souriantes et taquines.
On dit que leurs mollets sont leur atout séduction. Pas étonnant. Qui transportent le bois, la viande, les fruits ? Qui trimbalent les gosses dans leur baluchon ? Qui se lèvent à l’aube pour vendre son butin au marché ? Qui cuisinent dans les comedors (ces petits restaurants de marché) ? Qui lavent la vaisselle et les vêtements ? Les cholitas constituent les rouages essentiels du pays. Que restent-ils aux hommes ? Ils ne chôment pas pour autant, ils conduisent les bus, les taxis, pêchent ou minent. Répartition des tâches oblige.
Si la Bolivie fascine tant, c’est qu’elle est un concentré de paradoxes et dérègle par la même occasion notre boussole de pauvres occidentaux embourbés dans nos préjugés les usés. La Bolivie nous apparaît arriérée, moyenâgeuse, sans routes bétonnées, à peine équipée de l’électricité et tout juste dotée de moyens de transport. La vérité est une gifle adressée à notre arrogance toute européenne : le moindre pueblito (village) de 50 habitants possède sa propre école, parfois son propre collège, les gosses portent les maillots du Real, du Bayern ou du PSG, ils textotent via What’s App via on ne sait quelle antenne réseau. Des lamas séchés s’exposent entre un opérateur téléphonique et un magasin spécialisé en matériel de randonée, quel autre pays vous offre t-il un contraste si ouvertement exprimé ?
Dans la globalisation, la Bolivie joue sa différence
Mais si la mondialisation a réussi à percer quelques brèches dans la forteresse bolivienne, elle est loin d’en avoir envahie tous les recoins. Son authenticité reste intacte, du moins n’a t-elle pas totalement cédée à l’homogénéisation d’une grande partie du globe. Oubliez les supermarchés, ses promotions et ses surgelés dans les rayons. Ici, on fait ses emplettes au bon vieux marché. Fruits, légumes, poissons, viandes mais pas seulement. Un boulon taille 12, une portière de voiture, du ketchup en format familial, une télécommande pour votre vieille télé, tout s’achète dans ces marchés parfois aussi grands qu’une petite commune française. Les maisons laissent encore leurs murs de briques apparents, comme la chair à vif, elles donnent aux villes l’aspect d’une plaie étalée. Pourquoi ? Car une maison terminée, c’est plus de charges à payer !
Il reste quelque chose. Un « je-ne-sais-quoi » dans l’air -diraient les ‘ricains en bon français- qui nous fait sentir que notre mode de vie à nous, occidentaux ayant atteint le paroxysme de la civilisation, est devenu bien déprimant. La vie en Bolivie n’est pas un faux semblant. Tout y réel, non simulé, non feint. On ne s’observe pas en chien de faïence dans les transports en commun, écouteurs sur les oreilles, les yeux vissés sur son smartphone, ici on apostrophe le voisin, on discute, on échange. Cela ne veut pas dire que la perfidie et les coups bas n’existent pas, mais les choses ici se disent, se crient même. Partout, tout le temps, on est sollicité : klaxonné par un taxi, interpellé pour grimper dans un bus ou appelé à se joindre à une prière d’un crieur de rue.
Ici pas de chichi, il faut se hâter de vivre.