C’est l’histoire d’un combat interminable pour la préservation du principal parc de Beyrouth. Incendié pendant la guerre, fermé pendant des décennies avant d’être ouvert aux seuls Occidentaux, le bois des Pins est maintenant menacé de toutes parts par des constructions illégales, mais autorisées par la mairie. Habitants, riverains et ONG s’organisent et luttent pour préserver le poumon vert de la capitale libanaise. (Article co-écrit avec Léa Couronneau Friedrich, initialement publié pour Konbini le 22 juin 2017).
Cette fois-ci, pas de doute, le combat était gagné. Le 16 avril 2016 pouvait être marqué d’une pierre blanche. Ce jour-là, les habitants des quartiers Qasqas, Badaro, Tariq el-Jdide et les militants de l’association Nahnoo (« Nous » en arabe) étaient sûrs d’y être arrivés : Horch Beyrouth (« Le Bois des pins » en VF), le plus grand parc de Beyrouth, ouvrait enfin ses portes à tous les Libanais après une bataille juridique de plusieurs décennies. Imaginez ça : 300 000 mètres carrés d’espaces verts et de pins centenaires, un îlot de senteurs peuplé d’insectes, loin de la crasse noirâtre des moteurs diesel imprimée sur les bâtiments de toute la ville, enfin accessible à tous après plus de trente-cinq ans de fermeture.
Et la capitale libanaise en a bien besoin de cette oasis de verdure. Quand l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande un minimum de 9 mètres carrés d’espaces verts par habitant, Beyrouth plafonne à un ratio de… 0,8.
« Pour les enfants, il n’y a aucun substitut à ce parc, à part des jeux fermés dans des centres commerciaux ou des balades sur des trottoirs« , s’énerve Yasser Al-Hurr, membre du collectif de voisins pour la réouverture de Horch Beyrouth. Les seuls petits espaces « verts » proposés aux habitants sont de petits terrains vagues en terre battue, dépourvus de charme, à la lisière du parc. Les enfants y jouent au foot et au chat perché. « Les seules autres alternatives pour voir un peu de vert nécessitent de sortir de la ville, et c’est infernal à cause des embouteillages qui encombrent Beyrouth chaque jour », enrage Yasser Al-Hurr.
La mairie, elle, se défend et met en avant plusieurs projets : « Nous lançons la réhabilitation de plusieurs jardins (Sioufi ou Ramlet el-Baida par exemple), nous créons un nouveau parc (Audi metropolitan) et nous prévoyons de planter 6 000 arbres dans toute la ville cet été« , explique Hagop Terzian, responsable du bureau de presse.
Guerre civile et incendie
Comment expliquer que ce parc soit resté clos si longtemps ? Comme souvent au Liban, il faut se replonger dans la guerre pour comprendre. La dernière fois que l’on s’y baladait librement, c’était avant la guerre civile. Une guerre qui dura quinze ans : de 1975 à 1990.
En août, deux mois après le début du conflit, une solution est finalement trouvée : les forces palestiniennes et les soldats syriens sont évacués et l’armée israélienne quitte le Liban. Mais, avant de se retirer, Tsahal pratique la politique de la terre brûlée, au sens propre : elle décide de mettre le feu au bois, brûlant les maigres pins qui s’y élevaient encore.
Il faudra attendre 1986 pour que la mairie lance un appel à projets pour la rénovation du parc. En 1992, la région Île-de-France est choisie pour mener à bien le projet. La réouverture est prévue dix ans plus tard. Seulement, en 2002, toujours pas d’ouverture réelle… L’existence même du parc semble sombrer dans l’oubli, une lubie de vieux croulants tout au plus. Pourtant, la région Île-de-France est formelle : 90 % du parc a été réaménagé et rien ne s’oppose à la réouverture. Comment la mairie justifie-t-elle cette fermeture à ce moment-là ? Elle évoque – sans rire – le risque de vandalisme et d’insalubrité en cas d’ouverture.
Entrée autorisée pour les Occidentaux
En fait, il existe bel et bien une possibilité pour rentrer dans le parc : il faut une lettre d’autorisation du gouverneur ou bien détenir un passeport étranger ! « Vous imaginez l’humiliation pour nous ? Les étrangers étaient autorisés à rentrer mais pas les habitants du quartier ? » Cette voix indignée, c’est celle de Cynthia Bou Aoun, architecte et membre de Nahnoo.
En 2011, c’en est vraiment trop pour Mohammad Ayoub. Ce fervent amoureux de sa ville décide de créer une structure pour lutter efficacement et faire entendre la voix des citoyens auprès de la mairie : Nahnoo est née. L’association se donne pour mission de favoriser la cohésion sociale et l’ouverture des espaces publiques. Campagne dans les collèges, dans les lycées, sur les marchés, sur le Net : la première mission de Nahnoo est d’informer. « Beaucoup étaient surpris de découvrir l’existence du parc », explique le directeur de l’association. Malgré ces mobilisations, la mairie ne prend pas Nahnoo au sérieux. « Alors on a organisé un pique-nique dans le parc en faisant croire qu’on avait l’autorisation », s’amuse Mohammad Ayoub aujourd’hui. Submergée par une centaine de manifestants, la sécurité se résigne à faire entrer tout le monde. Les médias de tout le pays sont présents, le combat de Nahnoo et des voisins du parc gagne tout à coup en notoriété.
En 2012, sous la pression des citoyens, le maire s’engage à rouvrir le parc dans le courant de l’année. Pourtant, une fois encore, rien ne vient. Alors, Mohammad, Cynthia et les habitants du quartier reprennent leurs tracts, leurs banderoles, leurs affiches pour maintenir la pression. « On a installé du gazon artificiel partout dans la ville pour dénoncer les fausses promesses de la mairie », sourit le directeur de Nahnoo. En 2015, une vidéo tournée en caméra cachée par l’ONG démontre de manière hallucinante la discrimination pratiquée à l’entrée du parc : une expatriée irlandaise, équipée d’un micro, demande au garde de sécurité pourquoi elle peut entrer dans le parc mais pas son pote beyrouthin ? Réponse du garde : « Les étrangers font du jogging, les Libanais eux, sont idiots, ils ne pensent qu’à faire l’amour. »
En décembre 2015, au pied du mur, la municipalité ouvre finalement le parc, d’abord partiellement avant de le rendre accessible à tous ce fameux 16 avril 2016.
Clientélisme politique et intérêts immobiliers
Imaginez la joie qu’ont ressentie les habitants du quartier lors de la réouverture du bois au printemps 2016. Un festival était organisé, la température était douce, les musiciens faisaient danser les Beyrouthins, les petits cavalaient partout, les vieux s’ancraient à leurs bancs. Eux qui avaient fini par oublier l’existence même de ce parc !
Une joie qui s’est éteinte aussi vite qu’elle s’était déclarée. En février 2017, le parc ferme, une fois encore, sans date de réouverture précise. Un insecte y dévore les arbres. L’épidémie est bien réelle mais les jeunes motivés de Nahnoo redoutent que cette fermeture ne serve à dissimuler des projets immobiliers autorisés par la mairie. Ils ont vu juste : le 17 mai dernier, le conseil municipal vote en catimini un abaissement du degré de protection d’une zone du parc : de 9 (zone strictement inconstructible) à 4 (zone constructible).
« Je me sens trahi par mes élus. Ils changent les lois du pays au profit de leurs bénéfices individuels plutôt que de penser à l’intérêt général », se désole Yasser Al-Hurr avant d’asséner : « Cela doit cesser, le rapport de force doit s’inverser ou ce pays restera un pays de sauvages. »
Du côté de la mairie, on se veut rassurant : « La zone choisie est située en dehors du parc, le Bois des pins n’est pas en danger. »
La lassitude des militants est perceptible. Et ça se comprend, ce grignotage est le dernier d’une longue série qui a en fait permis de rendre légales des constructions qui ne l’étaient pas. Du million de mètres carrés initial du parc, il ne reste plus qu’un triangle vert de 300 000 mètres carrés.
Le Bois des pins a beau être classé sur la liste des paysages naturels et patrimoniaux depuis 1940, et protégé à ce titre contre toute exploitation, cela n’a pas empêché la municipalité de céder plusieurs terrains en toute illégalité au fil des ans. Un bâtiment abritant les scouts et la radio islamiques du mouvement chiite Amal, plusieurs cimetières ou encore le terrain de la résidence privée de l’ambassadeur de France, avec une jolie piscine construite grâce à une dérogation accordée par le conseil municipal.
Dernièrement, un hôpital militaire « provisoire« financé par la municipalité de Beyrouth et une aide égyptienne devait voir le jour. « Mais rien n’est jamais provisoire au Liban », grince Cynthia. Jamal Itani, le maire de la ville, assure que la construction (que le ministère de la Santé doit valider) sera mobile et que si la loi l’oblige à l’enlever, ils l’enlèveront.
Ça fait rire Cynthia : « Si cet hôpital est bien mobile, il va falloir nous expliquer pourquoi ils construisent ça avec du béton et des parpaings. »
Elle souhaiterait voir revenir les lectures en plein air, les pièces de théâtre ouvertes au public, les concerts, les pique-niques, les projections de film, les parades : bref, le retour de la vie pour le Bois des pins ! En attendant, Nahnoo a porté plainte contre la municipalité.
Des projets illégaux en pagaille
En plus de la construction de cet hôpital, une autre décision municipale veut régulariser un bâtiment illégal, celui des scouts islamiques, qui empiète sur le parc. Comme le règlement du zonage interdit strictement toute construction, la municipalité a décidé de déclasser 4 000 mètres carrés de la zone pour le rendre constructible afin de légaliser ce bâtiment particulier. Dans les faits, désormais, rien n’empêche par exemple les scouts islamiques de construire demain un gratte-ciel s’ils le souhaitent.
Et comme si cela ne suffisait pas, aucun plan précis sur l’étendue de la zone déclassée n’a été présenté. « On a peur que la surface déclassée ne se réduise pas au bâtiment illégal des scouts et de la radio islamiques mais qu’elle inclue aussi une zone du parc où la municipalité envisage de construire un terrain de foot municipal », décrypte pour nous Cynthia.
Un terrain de foot a déjà été approuvé par le conseil des ministres, en toute illégalité. Ça se passe comme ça au Liban. « Si la municipalité poursuit sur la même voie, Horch Beyrouth sera toujours plus éclaté, avec des territoires alloués à différents partis politiques pour combler tout le monde et ne froisser personne », explique Imad Beydoun, un membre du conseil municipal qui a voté contre ces nouvelles règles de construction. Pour quel résultat dans quelques années ? « Après les propositions de projets ou l’établissement illégal d’écoles, d’églises, d »un hôpital de campagne, de mosquées, d’un stade… nous aurons bientôt peut-être un projet d’orphelinat, ironise-t-il, avant de conclure, amer : mais plus aucun espace vert. »
Alors, que faire de tous ces bâtiments construits illégalement ? « Tous les détruire et replanter des pins à la place », annonce sans ciller le directeur de Nahnoo. Sa détermination semble infaillible. Face à de tels obstacles, a-t-il vraiment le choix ?
Un article écrit par Marius Rivière et Léa Couronneau-Friedrich pour Konbini